C’était il y a trente ans...

, par Mélie Jouassin

« C’était il y a trente ans »

Témoignage de l’équipe du lycée Fustel de Coulanges, Massy. Annie Le Guéziec et Anne Bettuzzi.

Dans quel contexte a été créé l’enseignement de spécialité dans votre lycée ?

Annie Le Guéziec - À la pré-rentrée de 1997, le nouveau Proviseur m’a sollicitée pour la création de l’option HdA. Ce projet lui tenait à cœur. Il avait développé l’enseignement musical dans son précédent établissement, un collège de la région parisienne, et avait noué des contacts avec la Cité de la Musique ouverte deux ans plus tôt. Il s’est ensuite rapproché de deux collègues, de lettres modernes et d’histoire-géographie, pour constituer une équipe pluridisciplinaire. C’est ainsi que l’aventure a commencé. Notre lycée est donc le second de l’Académie de Versailles à avoir proposé cette formation, après le Lycée Paul Lapie de Courbevoie. Nous avons ouvert la formation aux élèves de seconde à la rentrée 1998 avec trente-deux jeunes inscrits. Une première année inoubliable : des élèves réjouis de découvrir de nouveaux langages artistiques et de participer à cette grande première.
Notre choix d’équipe a été de travailler ensemble sur l’entièreté des programmes, de concevoir en juin notre progression annuelle pour la rentrée suivante et d’aligner nos emplois du temps pour intervenir à tour de rôle ou concomitamment dans nos classes. C’est optimal sur le plan pédagogique. L’équipe a changé au cours du temps mais nous avons maintenu cette organisation jusqu’à ce jour.
Trois après-midi par semaine étaient dédiés chacun à un niveau d’enseignement d’HdA. C’est ma collègue d’Arts Plastiques de Courbevoie, Françoise Didierjean, à laquelle je rends hommage, qui m’avait suggéré cette répartition. Nous avons pu la mettre en place plusieurs années d’affilée, ce qui favorise les visites et sorties in situ et l’accueil des intervenants artistiques et culturels sans impacter les autres cours du lycée. Nous avons pu également nouer de nombreux partenariats avec des institutions variées (Le Louvre, Orsay, la Scène Nationale des Gémeaux, les opéras nationaux de Paris Garnier et Bastille, la Fondation Dubuffet, le Cyclop… et en local, la DAC de Massy et l’opéra de Massy).

L’Histoire des arts au lycée, une « école du regard » [1], que vous inspire cette expression dans le cadre de votre enseignement ?

Annie Le Guéziec - L’« école du regard » est un pilier de notre enseignement. Apprendre à regarder l’art dans toute sa diversité, c’est se confronter à l’altérité, c’est apprendre à voir autrement. Les élèves noyés dans ce monde ultra médiatisé, inscrits dans l’immédiateté, font ici l’expérience de l’analyse et de l’interprétation où la réflexion requiert une temporalité qui leur est sinon étrangère, souvent inhabituelle. Le « prêt-à-penser » est constamment éprouvé dans cette discipline, lors des séances d’analyses que nous menons dans nos cours de manière collégiale comme dans leurs écrits. Les élèves apprennent ainsi à déplacer leurs regards, remettre en question leurs points de vue, faire un pas de côté pour changer de prisme. Au-delà du visuel, tous leurs sens sont en éveil en Histoire DES Arts. C’est une des grandes forces de cet enseignement. Les élèves développent leur écoute en concert, à l’opéra, ou lors des interventions de musiciens. Ils questionnent aussi le corps à l’œuvre en danse, thème que nous avons privilégié en classe de 1ère spécialité HdA par exemple. Leurs billets d’humeur, dans le Carnet de bord, témoignent de leurs regards singuliers, suscitant discussions et débats. Ces retours d’expériences sont riches de sens en plus de leur permettre l’acquisition d’une solide culture artistique et de la mise en acte de leur esprit critique. Cet enseignement éprouve les croyances pour laisser place à la connaissance, au regard éclairé.
Anne Bettuzzi - C’est pour moi l’élément essentiel de la formation et en même temps le plus difficile à acquérir pour nos élèves. Ils sont pourtant inondés d’images, mais ne savent pas regarder objectivement et se questionner.
De plus en plus, les lycéens interprètent les œuvres en fonction d’eux-mêmes, de leurs angoisses ou de leur culture cinématographique contemporaine (fantasy, films d’horreur…). C’est un long et patient travail qui permet de les faire avancer vers un jugement qui est à la fois une interprétation et la prise en compte d’un contexte, d’une personnalité, d’une tendance ou d’un courant artistique.

Dans quelle mesure l’enseignement de l’Histoire des arts vous semble-t-il contribuer à éveiller la sensibilité artistique des élèves ?

Annie Le Guéziec - Bien que difficile à évaluer, la sensibilité se développe chez nos élèves. La relation directe à l’œuvre d’art, l’accès à un langage nouveau auquel ils sont initiés, les sensations et sentiments éprouvés participent à l’éveil de la sensibilité artistique. À cela s’ajoutent les outils d’évaluation spécifiques à notre discipline comme le Carnet de Bord (ex Journal de Bord) qui permet le développement remarquable de l’argumentation et l’acquisition de connaissances liées aux expériences vécues in situ (visites, sorties, interventions, conférences, voyages). De fait, au « c’est nul » qu’il nous arrive parfois d’entendre dans les musées d’art, a fortiori contemporains, se substitue le « j’aime » pour telle et telle raison ou « je n’aime pas » pour telle autre. Ainsi se construit leur sensibilité.
Nous avons conservé de nombreuses relations avec nos anciens élèves qui tous nous disent regarder le monde différemment depuis qu’ils ont suivi cette formation. L’une d’entre eux me disait combien, après une séquence sur l’architecture, elle était devenue sensible au bâti et que depuis, elle « levait le nez » (sic) lors de ses déambulations urbaines.
Anne Bettuzzi - Il y a les cours, bien sûr, et en particulier le premier thème du programme de 1ère (les matières, les techniques et les formes). Dès la seconde, nous faisons porter nos efforts, pour chaque thème, sur l’analyse d’œuvres.
Mais surtout, c’est la tenue du carnet de bord qui développe chez nos élèves leur sensibilité artistique. Nous avons à cœur de leur proposer de nombreuses sorties (sur temps scolaire et, à peu près trois fois dans l’année, en soirée) et interventions. Après chaque sortie, chaque intervention, ils doivent rédiger un compte-rendu objectif et un billet d’humeur. Le billet d’humeur est au début minimaliste. Mais au fil de l’année, voire des années, les billets d’humeur deviennent des écrits dignes des journalistes en charge des pages culturelles.

Les programmes d’Histoire des arts soulignent, à de nombreuses reprises, depuis 1993, le souhait de permettre aux élèves d’accéder au statut d’« amateur éclairé », comment comprenez-vous cet objectif et comment le mettez-vous en œuvre ?

Annie Le Guéziec - Nous semons des graines… Certaines germent en temps réel, d’autres sont plus longues à éclore. Cette formation, sans visée encyclopédique, donne des repères, permet de questionner et comprendre les changements majeurs de l’Histoire des Arts, les liens que l’art tisse avec tous les domaines de la création humaine. Elle apprend à contextualiser et offre ainsi des clés de compréhension aux jeunes regardeurs. Tous nos élèves s’en emparent et continuent à fréquenter les lieux de l’art. Certains nous écrivent pour partager leurs découvertes artistiques, là où leurs voyages personnels ou professionnels les mènent. Ils continuent ainsi à aiguiser leur regard d’amatrice ou d’amateur de plus en plus éclairé.
Anne Bettuzzi - Être « éclairé », c’est avoir les clés suffisantes pour aborder l’art. Ces clés passent par la mise en contexte historique. C’est pourquoi il me semble important de donner des repères qui permettent de comprendre ce qui se fait aujourd’hui, à l’éclairage du passé. Aussi, pour moi, dans le programme de 2de, les foyers chrono-géographiques à étudier en priorité sont la Grèce classique et Florence du XIVe au XVIe s., parce qu’ils sont essentiels pour comprendre comment s’est construite notre civilisation.
Ensuite, on peut élargir, aller vers d’autres cultures, d’autres continents, et tenir compte de l’origine de nos élèves pour aller vers les Dogon ou l’Afrique du Nord, Shangaï ou Tokyo. Mais - et ce n’est bien sûr que mon avis personnel – l’enseignement de l’histoire des arts au lycée a pour vocation d’éveiller, ou plutôt de développer, la curiosité.
Puis, chacun de nos élèves trace son chemin. Une de nos anciennes élèves passe en juillet le concours de conservateur, elle s’est spécialisée dans l’art japonais. Dans les programmes précédents, on avait abordé le Japon à propos de l’Impressionnisme et de l’Art Nouveau. Cette jeune femme, qui a maintenant six ans d’étude d’histoire de l’art derrière elle, nous accompagne à chaque fois que nous allons dans les établissements de secteur informer sur l’option Histoire des arts.

Quel est (ou quels sont) votre coup de cœur absolu concernant les programmes d’enseignement depuis que vous êtes impliqués dans l’Histoire des arts ?

Annie Le Guéziec - Il y en a eu beaucoup… pour ne pas dire tous. L’Art et l’Architecture, Cartier-Bresson, Eisenstein, Charlotte Perriand, les Ballets russes, John Cage, les années 20 en Allemagne et en Autriche, les années 50, l’Art Nouveau, Auguste Perret, l’exposition internationale de 1925, pour n’en citer que quelques-uns… À chaque changement de programmes, nous entrons dans un nouvel univers que l’étude approfondie rend passionnant.
Anne Bettuzzi - En terminale, j’ai aimé ce qui remettait en question mon idée de l’art : J. Cage, A. Perret. J’ai adoré les années 50, et je n’ai pas compris que ce thème disparaisse au bout de deux ans. Globalement, travailler sur un artiste, une période ou un aspect de la ville est un bonheur parce que cela demande des recherches quasi universitaires, et tout ce qui est proposé en terminale m’a intéressée. Tina Modotti est cependant l’artiste qui m’a posé le plus de problèmes, parce que le thème est sorti à une époque où son parcours était encore mal documenté, et qu’au bout de quatre ans on tournait en rond avec les documents accessibles
J’apprécie également le programme actuel de 1ère, qui envisage l’art dans tous ses aspects, et permet aux élèves de se projeter.

Quel artiste souhaiteriez-vous voir au programme et pour quelles raisons ?

Annie Le Guéziec - La peintre finlandaise Hélène Schjerfbeck pour l’intensité de ses œuvres, notamment ses autoportraits. Son geste révèle l’essentiel, sans complaisance, avec une humanité infinie. Charlie Chaplin et le burlesque, pour la façon dont la forme sert le propos et parce que le rire a de nombreuses vertus. L’architecte Frank O’ Gehry ou le Déconstructivisme architectural qui permettrait d’évoquer l’architecture contemporaine. L’Art brut pour aborder l’art en marge qui souvent intéresse nos élèves. Le danseur et chorégraphe Mourad Merzouki qui mêle dans ses œuvres hip-hop, art circassien et danse contemporaine. Des œuvres qui sont inventives, énergiques, métissées et poétiques. Le peintre flamand Jan Van Eyck pour la naissance du portrait psychologique, l’extrême minutie de ses représentations grâce au perfectionnement de la peinture à l’huile. Gauguin et l’École de Pont-Aven pour le synthétisme et le syncrétisme de l’œuvre.
La liste n’est pas exhaustive : tant de découvertes sont possibles dans notre champ d’étude.
Anne Bettuzzi - J’attends depuis un moment Jacques Tati, parce que son travail sur le cinéma est à la fois référencé (et ce serait l’occasion de travailler sur le burlesque des années 20 et Hitchcock) et réflexif à la fois sur la société et sur les arts).

Quel est votre plus chouette souvenir d’enseignant en Histoire des arts ?

Annie Le Guéziec - Un premier souvenir : Un élève de 2° devait poursuivre en 1ère STMG. Nous ne le connaissions pas. Reconnu comme « forte tête » par les collègues, l’un d’entre eux nous a demandé d’accueillir ce jeune garçon en HdA pour éviter qu’il ne perturbe la STMG. Bien que dubitatives, nous avons donné notre accord. Il s’est inscrit en HdA. Le jeune adolescent, contre toute attente, s’est passionné pour cet enseignement. Il s’est mis à travailler, ses résultats n’ont cessé de progresser, son comportement s’est peu à peu transformé, il s’est apaisé. Lors d’une dernière sortie en fin de Terminale, il nous a chaleureusement remerciées car, pour reprendre ses termes, « l’art a été une véritable rencontre » pour lui. Après une belle réussite au bac, il a intégré une très bonne prépa littéraire, est devenu professeur de Lettres modernes et a passé, pendant son année de stage, la certification en Histoire de l’art qu’il a réussie. Depuis, il poursuit son chemin, intègre l’art à son enseignement pour offrir, à son auditoire, ce qu’il a reçu. Un deuxième : Après une visite du Cyclop, alors que nous repartions vers le car, une jeune fille de 1ère HdA s’est mise à courir vers moi et, arrivant tout essoufflée, m’a annoncé, les yeux pleins d’étoiles : « Madame, il faut que vous dise : je viens de vivre le plus beau jour de ma vie ».
In fine, les beaux souvenirs sont nombreux et touchants, parfois même émouvants tant nos élèves expriment leur gratitude. L’art rend heureux…
Le co-enseignement avec ma collègue Anne Bettuzzi, ainsi que les innombrables découvertes d’œuvres, les spectacles et les voyages que nous avons partagés sur ces vingt dernières années sont également d’excellents souvenirs.
Anne Bettuzzi - Avec nos élèves, c’est d’avoir assisté à des spectacles exceptionnels, et d’avoir vu leur gratitude. Ma collègue, Annie Le Guéziec, sélectionne avec passion des spectacles exceptionnels, de cirque, de marionnettes, de danse (notamment M. Merzouki), d’évolution en aquarium… Assister au spectacle avec nos jeunes gens est un plaisir, augmenté par la lecture, ensuite, de leur billet d’humeur. (Dernier spectacle en date, avec les Terminales : Une Maison de poupée d’Ibsen par les marionnettes d’ Yngvild Aspeli).

Notes

[1« Histoire des arts au lycée Voiron », B.O. n° 12 – 24 mars 1994, BNF 8-F-42067 / 1994 03-04, p. 849

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